BIOGRAPHIE D'UNE CONCLUSION /4 -mars 2011
Costume trois-pièces noir, chaussures à pointes carrées cuir lustré noir, manteau ample. Noir.
Crâne rasé, lunettes rondes, type intello, peau lisse, noire.
Je laisse mon interlocuteur tergiverser en soliloque au bout de la ligne, a-t-il une police, oui, non. Je m'en fous. Une seconde, je sens mes paumes monter en hygrométrie. Je les frotte dans le revers de mon manteau. Sèches.
Costume trois-pièces me salue de la tête, et m'indique une direction de la main. Sa voiture se trouve de l'autre côté du parking. Je termine avec mon client, en profite pour discrètement souffler en moi-même, paupières subtilement entre-ouvertes le temps d'en cligner.
Le soleil brille franchement, dans le ciel dégagé que seul un printemps hâtif permet. Pas la moindre grisaille, pas le moindre smog pour entraver la brûlure gaie qui semble percer d'un mystérieux espace-temps pour venir se dérouler partout ou s'accroche mon regard.
« -Comment vas-tu ? »
Ma voix se pose également franche au soleil, comme décidée à percer d'un autre espace-temps celui de l'homme qui m'attend, noire silhouette découpée sur le bitume clair, sur le ciel clair, sur un morceau de trottoir sis entre un immeuble crasse et le bâtiment de l'assistance sociale dont il est responsable.
« -Je vais bien. »
Sur le toit du gargantuesque locatif, le drapeau communal remue faiblement, dépressif; un bus passe en couinant, dégorge et engorge aussitôt de pendulaires, et repart nonchalant; un tram, invisible, lance sa voix perchée pour signaler son arrivée; une vieille femme tire sans succès sur la laisse de son bâtard de bichon pour l'empêcher de chier sur le passage piéton.
La longue silhouette noire se déplie pour me tendre un coude. Je l'esquive adroitement en tendant un doigt en direction de la voiture.
«-Ta voiture est là-bas ? »
Sans répondre, il se met en marche à mes côtés. Silence.
« -Je vais arrêter l'administration.
-Tu t'es décidé ? Tu as trouvé quelque chose ?
-J'ai quelques propositions. J'attends de signer pour poser ma démission. »
Il m'écrivait, quelques mois plus tôt, les diatribes d'un fonctionnaire. J'ai gardé le texte. L'immobilisme des autres me touche, autant que la peur du noir de ma fille.
« -Tu n'as pas pris une ride. »
Je me demande comment j'aurai pu, en l'espace de six mois, prendre la moindre ride. Je repense à celle qui coupe mon front, apparue en quelques jours, peut-être moins, une année plus tôt. Plongée dans mes pensées, je ne cherche pas même à répondre. Silence, encore.
« -Quels sont tes tarifs ?
-Que proposes-tu, et pour quel travail ? »
Il réfléchit un instant. Sa lèvre supérieure vient étrangement s'appuyer sur l'inférieur, comme si sa tête allait vers sa mandibule. Il ouvre la portière, me laisse m'installer sur la place passager, et me tend un livre. « L'élégance du hérisson. »
« -Il faudra que tu le lises lentement, je te connais... c'est un texte qui se savoure. »
Je pense aux piles d'emprunt qui se forment entre mon vestibule et le pied de mon lit. Lire.
« -Un pro demande 25. Je te donne 15. »
Je m'offusque intérieurement.
«-Combien de pages ?
-Il faudrait d'abord retranscrire tous mes interviews... j'imagine que ça correspond à un millier de pages. Ensuite, trier, mettre en forme, romancer...
-Et tu escomptes quoi au final ?
-Une centaine de pages... »
Je m'appelle L..... J'ai cessé de prendre des noms d'emprunt depuis quelques semaines. Je travaille dans le secteur de l'assurance. Je peux y gagner ma vie, sans avoir d'engagement fixe. J'ai bientôt 28 ans. Je ne supporte pas de dormir enfermée.
Depuis quelques semaines, je vis frénétiquement la demi-douzaine de personnalités qui, assemblées, donnent une espèce de conglomérat instable. Depuis quelques semaines, j'ai trouvé le moyen de donner à chacune d'entre elle une vie et une activité propre à son épanouissement.
Je me demande si le corps est prévu à cet effet. Une vie parfois suffit à buriner le plus parfait physique en l'espace d'une décennie. Mon physique, concrètement, s'il n'est pas à plaindre, n'a pas été épargné du débauchage propre à ma condition plurielle.
Je n'ai pas pris une ride.
Lui, si les rides lui sont toujours étrangères, a pris de la vitre dans le regard. Tandis qu'il est concentré sur la conduite, je remarque sa lèvre qui suit toujours le même mouvement inversé. Il m'apparait de plus en plus baisser la tête en buttoir sur sa mâchoire crispée.
Je réfléchis au tarif. À vrai dire, je réfléchis surtout au travail de secrétaire imputable à la tâche qui m'incomberait si j'acceptais le tarif.
Il peut passer sous l'égide du manque de professionnalisme la misère qu'il me tend, en grand prince, comme s'il eut s'agit de ma plus belle chance de percer, ni lui, ni moi, ne sommes dupes. Il ne confierait pas à une autre personne cette tâche, qui représente bien plus qu'un simple ouvrage auto-biographique.
Je réfléchis aux heures de retranscription d'interviews, aux accents forts qu'il me faudra déchiffrer, aux connaissances qu'il me faudra engranger sans friandise.
« -Et si nous allions chercher un panini ? Je pensais que nous pourrions le manger en marchant un peu plus haut... il y a une belle promenade sous le Salève. »
J'acquiesce en souriant, politesse rigoureuse acquise tandis que dans une autre vie, je cherchais le moyen de me dégager de toute valeur intellectuelle. Potiche, mon état reposoir par excellence.
« -Jacques a fait fortune dans les assurances... nous pourrions aller manger ensemble chez lui, il m'a longtemps suriner à ton propos... peut-être qu'il appréciera te remettre son agenda ? »
Le voilà à me tendre une nouvelle carotte. Sans dire non, je reprends la direction de la conversation.
Ainsi nous mangeons, finalement confortablement installés sur un morceau de prairie sèche, entre le pied du Salève qui domine de son corps roussi la campagne encore sombre, et la vue dégagée jusqu'au Jura, qui accroche un mince filet de nimbus à sa crête.
Nous badinons, sans longues phrases, au sujet de nos progénitures respectives, du temps magnifique pour la saison, de la mort des ruches. Il tente d'accrocher mon regard. Je ne le vois pas. Il me répugne atrocement. Il représente, à ce moment précis, toute la répugnance que je puis porter à l'être commun. Il est l'archétype de l'intellectuel opprimé et celui de l'être sexuel réprimé. Il est l'intelligence prise dans le stéréotype du fonctionnaire blasé. Il est l'immobilisme contraint, l'inconscience de son mouvement. Comme son visage, mû contre sa nature pour obtenir un semblant de visage commun -et je pense alors aux canadiens animés de South Park- il se meut à l'encontre de toute nature pour révéler un semblant de nature. Et cela m'exaspère. Je redouble de badinages pour contrer le grand néant qui se déroule entre-nous, qui se déroule soudain entre le Jura et le Salève...
Une buse tournoie en hurlant au-dessus des champs fraichement semés, plonge et reprend, désabusée, son envol ; un couple de pierrides du chou volète dans la brise fraiche ; la ville se fait entendre, lointaine, étouffée.
Je me sens seule.
J'accroche l'écran de mon portable, et signifie qu'il me faut à tout prix être ponctuelle pour la séance de 14h.
Il me conduit à travers la ville jusqu'aux bureaux, standing effroyable, moquette claire jusqu'au milieu des murs, sculptures post-tanguiennes incalculables et déséquilibrées en acier poli et café-dosette gratuit. Je lui en offre grassement un. Débarquer au bureau-high-standing avec un client-high-standing avant la séance blindée du mardi, j'ose. Et j'assume superbement le rôle de la femme sur-affairée.
« -Quand nous voyons-nous ? Samedi ?
-Avant mardi prochain, je n'ai aucune disponibilité.
Je le congédie, poliment, en le raccompagnant à son véhicule. Il me laisse encore un rouleau plastifié.
« -Un Giger ?
-Un Giger. »
Je m'appelle L.... Je vis quelque part entre le Salève et le Jura, sous les hospices de la toute puissante confédération hélvétique. J'ai arrêté de croire, quelque part entre le Salève et le Jura, que je pouvais m'étreindre d'une autre intelligence que la mienne. Il y a huit mois, un être a cherché Dieu quelque part entre mes jambes et mon inconcevable vision du monde. Il ne s'y est pas perdu. La vérité, c'est que je n'ai rencontré aucun être de plus de quatre ans qui ne se soit pas perdu en lui-même, qui n'ait pas forcé son visage à se mouvoir contre sa nature. Il y a huit mois, je croyais en l'être homme parce que je croyais en moi. Il est à la fois anodin et effarant de constater que l'homme ne mérite pas plus de croyance que mon chien, qui s'essaye, depuis quelques semaines, à sourire.
Tard, j'ai déroulé avec précaution la relique. Le Giger s'est étalé de toute son impudique voracité sous mes yeux. Il affichait les sexes maltraités de femmes bio-mécaniques, leurs viols machinaux.
J'ai ri.
Le cynisme n'est plus de mise.
""Elle courait.
Ses pieds dévalaient la pente, elle avait remonté ses jupes à mi-cuisse, le souffle court elle ne sentait ni la brulure dans ses poumons, ni la fatigue.
Elle courait.
Du village parvenait l'odeur âcre d'un brasier ignoble, déjà la fumée lui prenait la gorge, elle courait, plus vite, plus vite, il lui fallait rejoindre son fils, le village, plus vite.
Alors elle courait.
Des femmes, des vieillards, des enfants venaient à sa rencontre, la croisaient, en courant dans l'autre sens. La fuite. La vie.
Sa vie étaient en-bas, dans la vallée, dans le village d'où remontaient paniqués des habitants rescapés, blessés. Elle passait les fuyards, entendaient à peine leurs avertissements. Son fils. Son fils était resté au village, il était le dernier de ses enfants. Il était alors toute sa vie, elle courait alors pour lui à la rencontre de la milice et des hommes à machette.
Un dernier homme debout, le bras coupé au coude, tenta de la retenir. Il n'y a plus personne, sauve ta vie, fuit."
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