Légende post-contemporaine
Intro
La Pêche Miraculeuse
Une main caresse son visage, elle émerge, un cauchemard.
Non, sa salive a le goût du sel, et son corps est brisé par l'effort. Elle tremble, alors que la chaleur se répend en elle, ouvre les yeux, il fait noir. Pas nuit, noir, elle ne voit plus, rien que des fritures lumineuses.
Il n'y a plus de main sur son visage, rien qu'un souffle pesant la fixant intensément, "je suis vivante" se dit-elle à voix-haute. On lui répond, pauvre enfant, "parfois la mort est un moindre mal", elle s'endort, elle n'a pas écouté.
Ce qu'elle fait là n'a pas d'importance. Elle est tombée. Il y a longtemps déjà, et pour dire vrai tomber du ferry état une cascade en-dessous de ses prétentions.
Marcher elle savait pas, elle ne faisait que sauter, constamment, depuis toute petite. Sauter les classes, sauter les heures, les premiers copains des camardes de jeux, la fenêtre des parents, et puis les ponts.
A chaque fois, elle se remettait. Elle avait fini par croire que ce n'était pas un hasard, alors elle avait brillé. De tous ses feux. Un corps de succube, une voix d'ange, un charme sans limite, elle était faite pour se brûler aux feux de la rampe. Ce qu'elle avait fait avec allegresse.
En quelques mois, elle avait gravi toutes les marches, et il lui avait suffit de quelques heures pour se décider à sauter. Encore.
A son réveil, les flash ne crépitaient pas. Un médecin lui avait annoncé qu'elle ne marcherait plus. Elle ne retint pas de larmes, qui ne coulèrent pas, et resta prostrée de longs mois, prostration qui devait lui ouvrir les portes d'un monde incompréhensible, blanc, silencieux et intemporel.
C'est ainsi que se situe Estel, intemporelle Estel, un regard prostré sur un monde blanc et silencieux, et Estel libre voulu partir en mer, et loin de ses envies l'idée de tomber, la pauvre enfant en se penchant bascule et se retrouve sous les vagues, libérée de son fauteuil et prisonnière des eaux grises et froides du large.
Dans l'encre, et l'air qui se fait rare
Dans les bulles légères
Vogue Estel, douce et fraîche
Les yeux ouverts
Estel attend la lumière
Voit la Lumière,
Une force qui la soulève
Plonge en elle,
Un filet
Qui la ramène.
La rue sale accueille nos jeux d'enfants, nous sommes d'or et de poussière, nous sommes les fils, les filles, et nos parents, derrière les murs fêlés des baraques nous regardent et nous pleurent déjà, ils ne savaient pas.
Dans les chambres, à pas feutrés, la mort s'invitait les nuits de noces.
Nous marions nos joies aux lumières dansantes des feux sacrés pour nous unir aux fumées vives des ailleuls que l'on fêtait.
Car nous aimions les morts plus encore que les vivants.
Ils s'invitaient à nos orgies enfantines, et de leurs robes lisses couvraient nos yeux émerveillés.
Silence...
Nous écoutions alors leurs voix transparentes, et les mots coulaient le long de nos joues en rivières chaudes.
Nos yeux s'ouvraient sur des mondes inconnus, tandis que les robes s'écartaient. Nous étions là , mais nous voyions d'autres terres, d'autres vents, d'autres lumières. Nous étions serein, car ici, le temps ne comptait pas.
Des siècles durant, nos jeux continuèrent ainsi à soulever les murs, et nos cris frappaient aux portes des maisons faisant trembler leurs occupants.
Nous étions la vie, nous étions le temps qu'ils ne prenaient pas.
Silence.
"Sag mir ich bin nicht allein"
L'étoile du matin prend ses quartiers, l'air du quai est lourd et plein de promesses.
Dans la ruelle étrangement animée, gît le corps d'Estel.
La foule autours d'elle, silencieuse, attend.
Attend un mouvement sur la poitrine d'Estel, une courbe qui se soulève.
Mais rien n'arrive.
Alors qu'elle ouvre les yeux, la foule vascille, reprend vie, les yeux brûlants de désir, et les corps se pressent, se tassent, Estel au centre d'un amas chaud et fièvreux, sent que quelque chose sous son corps mort s'anime.
Mais la foule est déjà sur elle, chacun réclame sa part, et Estel, soulevée par tant de désir, attend un cri.
Qui ne vient pas.
Déchirée, elle s'effondre et la nuit ne la quitte pas.
Sur les quai, le soleil donne ses premières lumières, et la foule se disperse.
Sur le rivage, couché sur les galets, gît sans vie le fauteuil d'Estel, échoué là comme le corps inanimé, qu'un homme seul emporte calmement ailleur.
Il était cet enfant, fragile et rêveur, corail de sentiment, ne vivant que dans ses eaux claires.
Il était cet adulte, déchiré par son père, violé dans ce qu'il avait de plus cher.
Il était son père, voleur assassin de lui-même, il ne se connaissait pas, il s'en voulait de quelque chose qu'il ne comprenait pas.
Il était son fils, trop sensible, poussé à se montrer nu, quand l'âge n'a pas de raison de le faire.
Il était là, il était mort, le jour où son père, affalé devant les boîtes de cachets et les bouteilles vides, rendait son dernier souffle...
C'était un autre lui, et lui maintenant cherchait des réponses, tentait de comprendre.
Il était l'enfant perdu en lui.
Il était l'adulte jamais né.
Il était l'ombre et les chochottements sinistres qui sans cesse lui rappelait qu'il n'était que l'ombre de lui-même, qu'il avait tant à faire mais qu'il en était incapable, qu'il ne vallait pas le pet d'une grand-mère.
Il était la lumière intense de tout un monde sous-terrain, qui se cherchait comme on creuse sa tombe.
Il l'avait rencontrée par hasard. Mais le hasard ne fait rien...
"Ce que tu as appris, tu l'oublieras.
Il ne resteras que ton corps, il te suffira.
Tu seras une autre vie, un autre souffle quand le matin te surprendra."
Estel contemple la mer, du haut de sa tour, loin, si loin du monde qui l'a achevée.
C'était il y a si longtemps.
Elle écoute vaguement les paroles qui résonnent dans sa tête,.
Elle ne compte plus les jours, les semaines, les mois. passés à regarder les vagues, qui scintillent toujours de la même façon, le soleil toujours sur l'horizon.
Le matin, le soir, elle ne sait plus la nuit, elle ne sait plus l'absence, elle est là.
Personne.
Elle n'est personne.
Elle n'est que cette chose qu'ils ont mis en elle.
Un sursi. Une perle. Une vague.
La mer scintille et Estel n'attend rien.
La mer scintille et aucun bateau ne traverse son horizon.
Estel l'intemporelle regarde la mer, sans y chercher le moindre rivage.
Ils ont lâché la froide et belle Estel, elle passe seule, et seule fauche les regards qui la poursuivent.
Elle émerge, enfin, et ouvre les yeux sur un encombrement de matériaux divers et variés.
La lumière tamise la poussière, à peine retenue par les rideaux gris, qui frôlent du pied un tapis vert miteux.
Installée inconfortablement sur un sommier à ressort, Estel entend, venant du fond d'un amoncellement de cartons, des bruits relatifs et familiers.
Ils proviennent d'une machine à café, actionnée pas l'habitant de ces lieux, et une tasse fumante lui apporte enfin son hôte sur un petit plateau en plastique frappé de la marque Chicco.
Les mots ne sont pas nescessaires quand ils sont de trop, et Estel, affamée, attaque le petit déjeuner, sous l'oeuil souriant de son sauveur.
-un rêve, une promenade, un mauvais voyage-
Mais son corps se rappelle, il a plus que faim.
Elle se lève, à peine vascillante, et prend congé.
Un éclat dans le regard de Chicco lui demande de ne rien en faire.
Estel retient en elle cette force qui la prend, Estel résiste, mais son corps, plus que tout, encore, réclame pitance.
Alors Estel, vaincue, épuisée, Estel prise au piège entre les cartons et les rideaux gris, accepte l'invitation.
Seule, elle sort de la chambre de bonne, laissant derrière elle les reliques de son premier vrai repas.
Ce n'est qu'un jeu, sale et malodorant, un jeu de grand, une complainte maladive, un jeu qui tourne toujours mal. Elle, dans sa chair, pensait s'en sortir, pensait mais ne pouvait rien y faire. Son corps la poussait de rue en rue, de corps en corps, et quand sa tête disait non, la chaleur lui prenait le ventre, et elle s'affalait, nue et dévorée, attendant le premier venu. Et il en venait des milliers, parce qu'elle avait en elle le sang poison des sirènes et que tout ce qui palpitait en elle réclamait la brûlure et l'obtenait.
Ses entraillent chantaient la fange et l'oubli.
Elle pensait s'en sortir, mais ne pouvait rien y faire.
Ce qu'elle fait là n'a pas d'importance. Elle est tombée. Il y a longtemps déjà, et pour dire vrai, tomber d'un chalutier une dernière fois, les mains et les pieds entravés, était la chute la plus inspirée de son existence...
Moules, calamars, poulpes et crabes dans la nasse, remontent d'étranges effluves marines. Ci et là, dans le fond des grillages, des algues suspectes attirent l'oeuil du pêcheur, "qu'est-ce donc qu' vindiou, que c' bouts de filles cachés entr' mes poissons ?" Car ils sont des poissons, la rime primant ici sur la raison. Ainsi Estel, perdue dans son grand blouson marron, dormait sur un coussin de méduse, claire et fantasque sirène à queue de mérou, et ses longs cheveux coulaient sur le pont, mouillés d'écume, un vieux marin bot tirait sur sa pipe en regardant l'horizon, et Estel avait retrouvé sa pudeur.
C'est ainsi que la lumière retombe, laissant ces éclats fuire vers le couchant.
Un chemin d'empreintes nues
Serpente entre les Terres Sèches
Sème le trouble à ses arrières
Moissone la lumière
La paix, l'amour et le pardon
Et réclame tout ce qui se fait
Vanité
Que de croire que le plus petit chemin
Me demande que je l'emprunte
Vanité
Reste-t-il une place
Pour ce qui ne s'apprend pas ?
Reste-t-il un endroit
Sans trace de pas
Sans chemin que j'arpente
En le maudissant d'être connu ?
Les Abysses
Demain je plongerai seule
Dans le froid et le noir
Je plongerai sans peur
Et seule j'en sortirai.
Vous trouverez si je me perds
Collé entre les gallets,
Un bout de mon corps,
Une mèche de vie
Et si j'en réchappe
Vous ne trouverez rien.
Un peu d'eau et de vase
Dans le fond du jardin
Une légère brume
Sous le tilleul de l'entrée
A peine de quoi vous rappeler
Mon existence.
Les Abysses ne me demandent pas
Elles ne m'appellent pas
Elles sont tout ce qui ne se fait pas
Tout ce qui n'existe pas
Les Abysses m'appartiennent.
Demain arrive
Je serai les Abysses
Et la lumière s'y perdra.
A
Article mis en brouillon en mai 2007, mis en ligne et "finalisé" le 1er novembre 2008.